1er mars 2019. Explanada De La Espiga Del CCU, Mexico. Par l'ensemble Luminar, direction, Ludwig Carrasco.
J’aborde depuis toujours avec beaucoup de prudence et d’humilité la question de la pluridisciplinarité en matière de création : chaque créateur, quelle que soit sa discipline possède, à l’intérieur même de celle-ci, son propre langage, ses propres mécanismes intérieurs qui orientent le discours d’une manière souterraine toujours difficile à percevoir. Cette difficulté est encore renforcée par l’utilisation d’outils perceptifs propres à un autre langage artistique. S’il est possible pour un compositeur de comprendre le propos d’un film et d’en faire spontanément une interprétation subjective, il est moins aisé de comprendre et d’interpréter sa forme organique ainsi que les enjeux intérieurs qui ont poussé le réalisateur à faire tel ou tel choix. Il me faut donc ici d’emblée préciser que tout ce que je vais pouvoir dire ou écrire en mots ou en sons à propos du travail de Vigo n’est constitué que par ma lecture de musicien et n’est en aucun cas le fruit d’une quelconque compétence technique cinématographique et encore moins le résultat d’une tentative de commentaire objectif.
La musique que j’écris pour « à propos de Nice » ne peut à aucun moment s’assimiler à un commentaire.
Si ce n’est un commentaire, serait-ce un dialogue ?
La situation idéale pour dialoguer résiderait dans la construction simultanée du propos cinématographique et du propos musical : il s’agirait par exemple de couper ou d’allonger une séquence musicale ou, a contrario, de changer le montage des images pour l’adapter à une phrase musicale. Dans le cas « d’à propos de Nice », c’est à un dialogue imaginaire avec Vigo au travers des ans que je me sens invité. Dialogue dans lequel le cinéaste aura bien sûr toujours le dernier mot…
Lorsque j’ai découvert le film pour la première fois, autant le dire honnêtement, je n’y ai pas adhéré spontanément et je ne voyais pas très bien quel type de musique pourrait lui correspondre. Bien que troublé par la construction et par le propos, mes réticences étaient avant tout d’ordre technique :
La rapidité du montage avec l’alternance de séquences très courtes oblige à première vue le compositeur à un travail rythmique d’une grande rigidité, rigidité qui me semblait par ailleurs intuitivement en contradiction avec le propos du film d’une part et avec ma manière propre d’écrire la musique d’autre part. Après réflexion, j’ai donc décidé d’écrire une partition qui ne colle pas systématiquement au film mais plutôt une œuvre qui respire avec lui.
Des séquences possédant leur rythme propre avec des enchaînements que j’assimilerais, pour prendre une référence musicale, au geste malhérien. La transition la plus étonnante (et aussi une des plus fortes à mon sens dramatiquement) et sans doute celle qui partant d’un plan sur un jeune garçon dans le vieux Nice enchaîne directement avec une scène de bal dans la grande bourgeoisie. Pour le musicien, souligner outrageusement le propos serait redondant, l’ignorer serait un grave contresens au regard de la dramaturgie mise en place par Vigo.
Ces questions posées, il s’agissait alors pour moi d’approfondir une lecture formelle du film, d’y trouver d’autres éléments que mon œil non exercé ne pouvait percevoir lors des premières projections. Aujourd’hui, à un moment où le travail de composition est bien engagé, j’identifierais 4 éléments principaux d’essence plus ou moins abstraite qui m’aident quotidiennement à dialoguer avec le film :
Des mouvements géométriques de la caméra. Si le mouvement ascendant est présent tout au long du film, il est souvent proposé en contrepoint avec des mouvements horizontaux ou circulaires. À cet égard la construction de la séquence qui amène la première présentation de la promenade des anglais est particulièrement intéressante pour le musicien : mouvement ascendant sur un palmier (jeu d’échelle avec un palmier de taille réduite) mouvements circulaires autour du Négresco et caméra au sol, puis horizontale pour entamer cette première description de la promenade des anglais.
Ces divers mouvements de caméra très lisibles pour le musicien apportent des indications précieuses pour un dialogue avec l’image en termes de métrique, de registres et de caractérisation des figures utilisées.
Des itérations formant un matériau thématique : l’exemple le plus frappant est bien sûr celui du carnaval avec la « danse des femmes et du pierrot » sur un char avec changement de vitesse de défilement de l’image. C’est aussi le cas sur une échelle plus large des deux séquences sur la promenade (hors carnaval) qui donne l’impression d’un tempo évoluant sans cesse avec accélérations et ralentissements.
Des ruptures brutales (les « gestes » dont j’ai déjà parlé) qui sont généralement utilisées pour insuffler au film un propos politique et subversif caractéristique de l’art de Vigo bien avant le « je vous dis merde » de « Zéro de conduite ». Enfant du vieux Nice / grande bourgeoisie, bourgeoise/autruche militaire / cimetière, clergé / enterrement, vieillesse /mort/ ouvriers des usines etc.
Une déclinaison poétique des formes : ainsi les nuages, les arbres, la mer ou le fumées des cheminées d’usine sont souvent filmés et déclinés par analogie de forme. Cette manière de faire fruit d’une vision très poétique de l’auteur peut aider le musicien à composer en contrepoint ses propres analogies sonores.
Que l’on me comprenne bien, les quelques lignes qui précédent ne prétendent en aucun cas constituer ni esquisser une quelconque analyse du film de Vigo, je n’en ai pas la compétence. Par contre, je livre ici quelques pistes qui me semblent être à la base de mes réflexions de musicien, réflexions sur lesquelles je me suis appuyé pour tenter un dialogue avec Vigo. Il est bien évident que cette présentation séparée de quelques éléments n’est pas représentative du film ni de la partition en cours d’écriture, puisque c’est bien de leurs multiples combinaisons qu’il s’agit et non de leurs présentations isolées.
Il me faut maintenant aborder l’autre question fondamentale pour tout compositeur désirant instaurer un dialogue avec l’image, cette question est celle des techniques d’écriture de la partition.
On l’a vu plus haut, d’une part, j’ai choisi d’instaurer un dialogue et non de proposer un commentaire, j’ai décidé d’autre part de ne pas « coller » systématiquement à l’image pour ne pas être redondant quant au propos du cinéaste.
La partition terminée devra pouvoir être jouée indépendamment du film (avec éventuellement quelques adaptations). C’est tout simplement la conséquence d’un dialogue de qualité qui suppose deux propos cohérents intrinsèquement cohérents qui se combinent.
Le suivi du film devra être le plus souple possible ; pas question d’imaginer un « clic » dans l’oreille du chef, de multiplier les indications de time code ou de contraindre la respiration des phrases musicales par des indications de tempo ou de métrique trop contraignantes. Pour garder au propos musical la souplesse du dialogue, il est fondamental d’en limiter au maximum certaines raideurs qui n’appartiendraient pas au strict propos musical.
Néanmoins, je considère, pour une telle entreprise, le rôle du chef comme absolument fondamental. Interprète au sens large, c’est à son sens musical conjugué à sa compréhension du film qu’il sera largement fait appel. C’est à lui de trouver l’équilibre du dialogue, et donc concrètement d’adapter sa direction au rythme propre du film tout en conservant l’adaptation traditionnelle du concert au contexte musical (acoustique de la salle, musiciens etc.). Nous sommes, par analogie, dans un cadre lyrique et non dans le cadre d’une œuvre mixte avec bande.
La partition comportera le maximum de souplesse pour permettre au chef ces différentes adaptations. Dans quelques cas, la technique des « inserts » sera utilisée. Il s’agira, pour certaines scènes, (en particulier pour les itérations du « Pierrot » au carnaval) d’écrire une séquence autonome qui viendra interrompre systématiquement le propos musical en cours sur signe du chef. De nombreux points d’orgue, ou des séquences se terminant par des boucles permettront au chef de se « recaler » sur le film, et donc par opposition de pouvoir respirer plus librement dans le déroulement musical qui les précède. Enfin, et c’est fondamental dans mon travail, ces différentes dispositions ouvriront la possibilité à chaque représentation d’être notablement différente de la précédente mettant ainsi la question de l’interprétation et du contexte au centre du dispositif.
Il y a presque soixante-dix ans de décalage entre la réalisation « d’A propos de Nice » et aujourd’hui. Cette distance des ages ne me pose cependant aucun problème, tant le propos du cinéaste semble à maints égards toujours d’actualité. Les goûts de Vigo, en matière de musique étaient sans doute très éloignés de la partition que je vais réaliser aujourd’hui. Je peux cependant m’engager de manière résolue sur un point : nous tenterons de ne jamais dévier du propos du cinéaste pour l’amoindrir, l’assouplir ou le rendre plus accessible. Jamais à l’instar de ce qui est arrivé à la musique de « l’Atalante » nous ne chercherons l’adaptation à la mode du moment. Ce serait à la fois réduire la portée et nier l’intemporalité du propos même de Jean Vigo ; là serait une véritable trahison. Le reste est affaire de dialogue fondé sur des subjectivités. Ce dialogue, je l’espère constructif.
François Paris
(Septembre 2004)
Paris, À propos de Nice (2005)
for flute, clarinet/bass clarinet, piano, percussion, 2 violins, viola, and cello. When renowned director Jean Vigo went to Nice, he was aiming to recover from tuberculosis. Neither he nor his wife would survive the disease, but they found on the French riviera a climate rich in contradiction–an upper-class resort full of casinos and clubs with a hardscrabble underbelly of urban poverty.
Together with Russian cameraman Boris Kaufman, Vigo set out to produce a social documentary of sorts but, captivated by the currents of surrealism, he instead produced a landmark of the silent film era, renowned for its striking juxtaposition of images and its shifting “point of view.” According to film historian Dudley Andrew, “À propos de Nice is a messy film. Full of experimental techniques and frequently clumsy camerawork, it nevertheless exudes the energy of its creators and blares forth a message about social life. The city is built on indolence and gambling and ultimately on death, as its crazy cemetery announces. But underneath this is an erotic force that comes from the lower class, the force of seething life.”
According to François Paris, Vigo’s film invited him to meditate on the inevitably multi-media aspects of musical creation. He encourages us to think of his new film score not as a commentary on the images but as a dialogue with Vigo’s creative voice. His À propos de Nice can stand alone and has done so successfully in concert. When played alongside Vigo’s film, however, parallels emerge–not merely in the pairing of sound and image but in the loose association between camera movement (horizontal, circular) and musical movement, and between editing technique (rapid cutting, long shots) and compositional technique. Paris writes: “It has been nearly seventy years between the production of À propos de Nice and the composition of my score. For me, this distance in time poses no problems because the point of the film director seems always to have been to capture current events.... I hope I have never deviated from the subject of the film to weaken it, soften it, or make it more accessible.... This would be genuine treason.... What remains is a dialogue based on subjectivities [points of view]. This dialogue, I trust, is a constructive one.”
Program Notes by Beth E. Levy
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